• Une culture oubliée : les vignobles de Normandie

    De la vigne en Normandie ! Étonnant. Pourtant, au cœur du Moyen Âge, la région produisait du vin en quantité. Des barriques s’exportaient même en Angleterre. Le cidre viendra plus tard mais n’atteindra jamais son prestige. La vigne a donc une histoire en Normandie et elle est savoureuse.

      

     

      

    - La vigne peut-elle bien produire en Normandie ? Le climat ne s’y prête pas vraiment.
    - Oui, il est vrai que le faible ensoleillement estival ne favorise pas la croissance des raisins. Certes, le climat océanique normand n’offre pas d’aussi bonnes conditions que le climat méditerranéen mais il n’interdit pas la production. Pour preuve, au XIIe siècle, on cultivait de la vigne encore plus au nord, jusqu’en Angleterre. Simplement, il faut s’attendre parfois à des années sans raisin et donc sans vin.

    - À quelles conditions les raisins peuvent arriver à maturité dans la région ?
    - Outre de bonnes conditions météorologiques durant l’année (été chaud, automne sec, pas de gelée de printemps ou de grêle), il faut cultiver dans les secteurs les plus favorables. Pas question d’étendre les vignobles n’importe où. Première condition : planter sur les pentes des buttes ou des vallées car cette disposition assure un meilleur rayonnement et égoutte les sols. Deuxième condition : choisir une exposition sud-est (à la rigueur est ou sud), afin que la vigne reçoive le plus longtemps possible les rayons du soleil pendant la journée. Troisième et dernière condition : privilégier les raisins blancs. Ils sont plus résistants que les cépages rouges.

      

     

    Enluminure

    Moine goûtant son vin. Au Moyen Âge, les abbayes normandes se sont attachées à cultiver la vigne au sein de leur domaine. Enluminures du Li livres dou santé par Aldobrandino of Siena (British Library manuscript Sloane 2435, f. 44v.)

     

      

    - Les Grecs ont apporté la viticulture en Gaule méditerranéenne bien avant la conquête romaine de César. À quand remontent les premières traces de viticulture en Normandie ?
    - L’archéologie révèle que ce sont les Romains qui ont apporté cette culture dès l’Antiquité mais ce n’est qu’à partir du XIe siècle que les vignobles se développent vraiment.

    - Comment expliquer ce développement jusque dans des régions aussi peu favorables que la Normandie ? On met souvent en avant le rôle de la christianisation.
    - Indéniablement, la diffusion du christianisme au Moyen Âge a servi l’extension de la vigne. Le vin a en effet un rôle symbolique dans cette religion. Précisons que jusqu’au XIIIe, les fidèles communiaient sous les deux espèces, c’est-à-dire avec le pain et le vin. Cette explication religieuse n’est toutefois pas la seule.

    - Quels sont donc les autres facteurs du développement de la vigne ?
    - D’abord le vin a du succès. C’est une boisson qui plaît. Dès le Moyen Âge, elle est connotée positivement. Sa consommation faciliterait la digestion, reconstituerait les forces, tonifierait. C’est en outre un breuvage associé à la fête, à l’allégresse et à la convivialité. Si vous êtes évêque, abbé ou seigneur, donc si vous devez accueillir des hôtes prestigieux dans votre demeure, il est impensable de ne pas offrir du vin à sa table.

      

     

    Sculpture d’une grappe

    Sculpture d’une grappe. Ce chapiteau sculpté appartient à la chapelle du château de Gaillon (XVIe siècle). La région de Gaillon-Vernon était l’une des plus viticoles de la Normandie.

      

      

    - Aujourd’hui, certaines régions sont associées à la vigne comme le Médoc ou le Beaujolais. Certains pays de la Normandie avaient-ils aussi une réputation viticole ?
    - Pas vraiment. Au XIIIe siècle, moment d’apogée du vignoble normand, on trouvait partout des vignes, de l’Avranchin à la vallée de la Bresle. Du moment que le relief proposait des pentes bien exposées. Deux régions accueillaient cependant des surfaces importantes de vignobles : la partie de la vallée de la Seine entre Vernon et les Andelys et les coteaux d’Argences à l’est et au-sud est de Caen. Leur importance excita la convoitise des principales abbayes normandes qui menèrent une politique d’acquisition foncière. Dix-sept monastères se partageaient par exemple les vignobles d’Argences.

    - Que valaient les vins normands ? Produisait-on des grands crus ?
    - Non, mais la réponse vaut pour tous les vins français du Moyen Âge. À cette époque, on ne savait pas encore bien vinifier et surtout, on ne savait pas conserver le vin. Les tonneaux étaient mauvais et la bouteille n’apparut qu’à la fin du XVIIe siècle. Le vin durait rarement au-delà de l’année car il tournait rapidement au vinaigre. Bref, quand le vin était tiré, il fallait le boire ! Pas question d’avoir du vieux vin dans sa cave. Au pire, les domestiques et les soldats le buvaient étendu d’’eau.

    - Le vin normand s’approchait donc plus de la piquette que du premier cru…
    - Oui probablement. Les conditions climatiques ne favorisaient pas la maturité du raisin. Un signe ne trompe pas : progressivement, les abbayes normandes comme Jumièges, Saint-Wandrille, Fécamp ou le Bec se tournèrent pour s’approvisionner vers l’Île-de-France, l’Anjou ou l’Aquitaine, où la production était de meilleure qualité. Une anecdote prouve le mépris pour le vin normand. En 1223-1224, un écrivain normand, Henri d’Andeli, rédigea un poème gustatif dans lequel il imaginait le roi Philippe Auguste assisté d’un prêtre anglais faire une dégustation comparative des vins français. Dans cette œuvre, le vin des environs de Vernon ne figure même pas et surtout le prêtre se permet d’excommunier le vin d’Argences : il est jugé trop acide !

      

      

     

    Petite grappe de raisins

    Petite grappe de raisins. Quelques demeures de Normandie laissent pousser quelques vignes dans leur jardin mais elles ne produisent plus de vin. Ici, à la Vieille-Lyre (Eure).

      

      

    - Dans la même idée, le vin produit dans l’Avranchin était surnommé au XVIIe le tranche-boyau d’Avranches
    - En effet et on a beaucoup d’exemples de breuvages locaux dont la réputation était abominable. J’apprécie particulièrement ces deux vers à propos du vin de Conihout, autour de Jumièges :

    « De Conihout ne boira pas
    Car mène tout droit au trépas ».


    - Cette mauvaise qualité est sûrement la raison principale du déclin de la viticulture normande…


    - Oui, il y a le problème de la qualité mais n’oublions pas d’autres facteurs comme le refroidissement climatique dès la fin du Moyen Âge et la concurrence d’autres boissons. Le cidre notamment.

     

    Entre le XIIIe et le XVIe siècle, la production cidricole s’étend considérablement car le pommier nécessite moins de travail et de soin que la vigne et il est bien adapté au climat océanique.

     

    Dans un premier temps, les deux cultures cohabitent. Ainsi, dans les environs d’Argences, le pressoir sert aussi bien à écraser le marc de raisin que le marc de pommes !

     

    Bouteille de vin rouge normand

    Bouteille de vin rouge normand. Le vignoble Les Arpents du soleil situé à Grisy (Calvados) perpétue la viticulture en Normandie (source : épicerie normande)

      

      

    - Quelle est la situation de la vigne à la veille de la Révolution ?


    - Elle a presque totalement disparu.

     

    Quatre départements normands sur cinq ne produisent plus de vins ou presque plus. Le vignoble d’Argences, autrefois important, se limite à quelques hectares.

     

    Seul le département de l’Eure présente des superficies encore notables (1500-2000 ha).

     

    C’est un vignoble qui occupe les vallées de l’Avre, de l’Eure, de l’Iton et de la Seine.

    Et aujourd’hui ?

     


    - Les vignes ont résisté longtemps autour de Vernon. On en repère sur les premières cartes postales, éditées au début du XXe siècle.

     

    En 1965, un vigneron d’Evreux produisait quatre hectolitres par an. Mais faute de main d’œuvre et d’entretien, tous ces vignobles ont dépéri. Néanmoins, j’ai eu la bonne surprise de découvrir qu’un producteur s’attache toujours à cultiver quelques hectares de vignes près de Saint-Pierre-sur-Dives. Une grosse partie de sa production est vendue sous l’appellation « Vin de pays de Calvados ».

     

    En ce XXIe siècle, on peut donc encore boire du vin normand.

    A lire

    Marcel Lachiver, Vins, vignes et vignerons, Histoire du vignoble français, éditions Fayard, 2002

    sources / http://www.histoire-normandie.fr/une-culture-oubliee-les-vignobles-de-normandie

     

     

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